L’EXCELLENCE N’EST PAS LA CLE DE LA REUSSITE

Essai sur l’insécurité intérieure - Avril 2007

« L’homme garde seulement sa clairvoyance et la connaissance des murs qui l’entourent » (J.-.P. Sartre).

« L’école de la réussite ne passe pas par l’excellence des résultats mais par un maintien chez l’individu d’une dynamique qui l’incite à encore et toujours oser avancer quelle que soit la distance parcourue du lieu où il se trouvait à l’instant d’avant » (F. Kaftel).

« Qu’attendons-nous de nos élèves afin qu’ils nous rassurent que nous sommes de "bons" enseignants ? » (F. Kaftel).

Sommaire 

Préambule

Des impressions qui vous bousculent  au fil des mois

Témoignages de situations vécues et analysées

Ne plus oser réussir

Souffrir en silence et renoncer

Gagner un point… c’est tout

Se taire sans se dire

N’entendre que ce que l’on connaît, ne faire que ce qui est dit

Le nulle part

Tout est dit

S’asseoir devant une table

Du côté de l’enseignant

Du côté de l’élève

Que faire… pour permettre à chacun de poursuivre son chemin ?

Donner l’autorisation de ne par réussir… / donner un autre contenu au mot réussir

Séparer réussir et très bien réussir

Donner du temps au temps

Lutter contre l’illusion de la toute puissance

Sortir du cadre sans perdre de vue

Donner de l’écoute à l’autre et résister à sa propre peur de ne pas être à la hauteur

Sortir de l’emprise des lois du tout ou rien et du tout, tout de suite tout le temps, avec tout le monde

Lâcher prise sur la réussite pour réussir autrement

Conclusion provisoire : donner de l’autorisation et produire de la sécurité

 

Préambule 

Dans cet essai, je ne cherche ni à démontrer, ni à généraliser. Juste à lancer des pistes d’analyse qui, je l’espère, contribueront à replacer la personne au centre et la sortir de l’anonymat. À partir de situations vécues, j’ai pu explorer comment j’ai été touché et comment le travail d’élaboration réalisé a fini par s’inscrire dans mon quotidien… au point de ne plus se représenter - voire la combattre - l’excellence comme une voie de réussite. 

Comme tout essai, il n’est pas figé et sa conclusion provisoire continue à me surprendre car elle ne dit pas là où je pensais arriver quand j’ai débuté d’écrire ces quelques pages.

Des impressions qui vous bousculent  au fil des mois

À peine arrivée dans mon nouvel établissement - un lycée général et technique, moi qui n’avais connu qu’un seul lycée professionnel durant ma carrière - je me suis empressé de questionner les acteurs (du chef d’établissement nouvellement nommé, à l’adjoint, en passant par les C.P.E.,  mes collègues disciplinaires et non disciplinaires, et certains personnels A.T.O.S.) pour savoir si la violence interpersonnelle se rencontrait ici ; et si c’était le cas, quelles étaient son intensité et sa fréquence. Je l’avais vécue quasi quotidiennement depuis plus de 10 ans. J’ai instantanément  perçu, à observer la réaction de mes interlocuteurs que mes questions paraissaient « bizarres », « étranges », en tout cas décalées. Des absences, certes, mais pas de violence ; pas ou très peu de cas de vols rapportés. Tous semblaient me rapporter une telle tranquillité qu’il m’était difficile de ne pas être soupçonneux.

Sept mois plus tard, si je puis dire que les formes de violence telle qu’elles s’expriment généralement (passage à l’acte contre autrui, dérapage verbale, incivilités…) ont bien été absentes - mis à part les cas de deux vols dans les vestiaires après effraction - je puis aussi affirmer que l’insécurité intérieure est bien présente  et engendre au mieux de l’inconfort, au pire de l’angoisse et de la souffrance en n’épargnant personne, les adultes comme les adolescents.

Cette insécurité intérieure, nul n’en parle ou ne l’évoque. Pourtant, elle transpire de partout. Les signes de sa présence ou de ses effets ne se laissent pas saisir facilement, qu’aux travers d’actes anodins,  de paroles tantôt prononcées tantôt tues. Ils ne font pas sens pris isolément mais d’abords raccordés les uns aux autres.  Ils ne se laissent pas prendre facilement dans le filet d’une interprétation possible. Il m’a fallu du temps pour saisir ce qui pouvait l’alimenter et la maintenir à de tels seuils. Il m’a fallu du temps pour que ce qui me traversait, m’interpellait, me surprenait, m’inquiétait, finisse par me parler.

Témoignages de situations vécues et analysées

Les éléments d’analyse que je tire des quelques situations professionnelles qui vont être évoquées ici ne sont pas tous apparus clairement au moment où je les vivais. Cependant, à les relire, toutes ces situations peuvent à des degrés différents s’éclairer mutuellement.

Ne plus oser réussir

Nous sommes début avril. C’est ma troisième séance d’escalade. Une classe de terminale S.T.G. En fin de cours, je fais le constat intérieur que certains élèves ne grimpent toujours pas en tête. J’ai pourtant été vigilant à ne pas mettre de pression. Je veille à ce qu’aucun discours disqualifiant ne sorte de ma bouche. J’encourage chacun à travailler à son rythme pour ne pas brûler les étapes et entamer un capital de confiance très hétérogène. Je valorise le tout petit rien comme une avancée qui a de la valeur, beaucoup de valeur. Chacun peut travailler suivant niveau. Ceux ou celles qui veulent grimper en moulinette peuvent le faire aussi. Rien n’y fait. À part, je questionne une élève qui est assise à regarder le mur d’escalade « de quoi aurais-tu besoin en plus pour te lancer ? ». Un silence et puis une réponse « jetée » comme on lance une bouteille à la mer avec un message «  c’est trop dur d’arriver en haut ».  Pourtant, c’est une élève que j’ai vue grimper en haut (en moulinette). Cette phrase, que veut-elle dire ? Que me dit-elle ? Quelle omission n’ai-je pas détectée ? Elle navigue en moi, jusqu’à ce que j’entende, sans qu’aucun autre mot ne soit prononcé, « c’est trop dur… de risquer d’échouer » ; « c’est trop dur… de s’observer échouer » ; « c’est trop dur d’être observé échouer par ceux ou celles qui réussissent» ; « c’est trop dur qu’ils perçoivent mon impuissance ou pire se moquent de moi ».  Sentiment d’impasse ? On ne se risque plus à commencer. On cesse de vouloir avancer, ne serait-ce que d’un petit pas. On cesse de vouloir s’élever tout court. Et puis, nous verrons cela plus loin, un petit pas ce n’est toujours pas assez. C’est trop peu pour se considérer en situation de réussite. C’est, finalement, encore échouer. Cette peur est à peine apparente, masquée par des élèves qui ont appris à ne rien montrer par habitude, obéissance (soumission ?), honte de l’éprouver, crainte  de servir de prétexte à un jugement de valeur négatif. On soupçonne qu’elle est si intense, si insoutenable, si insupportable, qu’il faut fuir devant toute situation qui pourrait l’activer ou l’amplifier. Il faut la fuir, s’en éloigner… en n’osant rien. Sans tentative, point d’échec. Celui qui n’a rien tenté ne peut avoir échoué ! Il reste avec ses rêves. Il s’agit bien de développer des stratégies d’anonymat pour y échapper. Il s’agit de ne pas être vu, devenir invisible. Souffrir en silence.

D’un autre côté, il existe une autre façon de regarder la position adoptée. En faisant l’hypothèse que l’élève refuse non l’échec mais la réussite. Pas n’importe laquelle. Celle qu’on veut lui imposer, celle toujours aussi exigeante et jamais satisfaite. Une réussite réservée à un tout petit nombre, celle de l’excellence. Une réussite qui place la barre si haut qu’elle lui confère symboliquement un statut d’inaccessibilité, de demi-dieu. Une réussite impossible. Il y a un refus de cette réussite-là. « La réussite, c’est ailleurs qu’il faudrait la remarquer » aurais-je pu aussi entendre.  L’école de la réussite ne passe pas par l’excellence des résultats mais par un maintien chez l’individu d’une dynamique qui l’incite à encore et toujours oser avancer quelle que soit la distance parcourue du lieu où il se trouvait à l’instant d’avant. Peut-être que l’enseignant que je suis, lui aussi refuse cette réussite ? Peut-être est-ce la raison pour laquelle je me montre si tolérant et sans force d’insistance, là où d’autres auraient fait  du «rentre dedans », usé de stratégies « dures », voire de sanctions ? Il est toujours possible de combattre une peur par une plus grande peur. L’école de la peur reste-t-elle encore un lieu d’éducation ?

Souffrir en silence et renoncer

La résistance active à ce qui pourrait alimenter l’insécurité intérieure n’est pas du seul côté des élèves. Je vois cette enseignante, pleurer dans son coin. Il est dix-huit heures, les cours sont finis depuis 30 minutes et l’établissement est quasiment déserté. Une collègue tente de lui faire relativiser une situation qui, visiblement, la touche profondément. Je suis là, témoin silencieux, à l’écart. Dix minutes après, j’ose m’inscrire dans ce dialogue à deux.  Elle me raconte ses difficultés de vivre avec une classe de première « reconstituée » comme elle la qualifie. Dix redoublants, un seul capable de comprendre et suivre véritablement sur 30, selon elle. Elle me parle de cet élève qui voudrait quitter cette classe où il se sent seul – seul comme elle aussi. Elle ne sait pas quoi faire. Elle ne me parle ni du climat, ni de ses pratiques professionnelles. Elle lâche « même quand je leur demande une simple division, ils refusent de faire cela, ils ne savent pas, ils prennent tous leur calculatrice. Comment puis-je avancer avec des élèves qui ne savent pas faire une simple opération ? » Et moi de lui répondre que cela ne traduit pas toujours une incompétence mais une incapacité à supporter l’idée que l’on puisse se tromper.  Une conduite de protection dans une organisation où l’erreur prend le statut de faute. Où la faute est vécue dangereuse. Où toute conduite de protection devient prioritaire. Prendre sa calculatrice, c’est se protéger. Elle me parle du programme qu’elle doit terminer. Elle ne parle pas ce qu’elle a fait jusqu'à présent pour changer les choses. Je m’aventure à nouveau. A-t-elle simplement tenté, osé s’aventurer autre part, autrement ? Et quand elle me répond « comment faire avec 35 élèves ? C’est impossible », je ne peux m’empêcher de le mettre en perspective avec le « c’est trop dur… » de mon élève en escalade.  Je cherche à comprendre où se situe pour l’enseignant sa propre réussite. Elle sait qu’elle ne réussira pas avec ces élèves, cette classe et pourtant elle continue à faire le programme. À choisir une réussite mieux vaut choisir celle qui ne dépende que de vous. Bouclons le programme car c’est bien ce que l’institution réclame. Réussir pour un enseignant devient synonyme de boucler le programme. Dans ces conditions, agir ainsi devient un marche ou crève. L’enseignant sait qu’il devient bourreau et en même temps une victime de ce qu’on lui impose. Il est pris sous le feu d’une double injonction contradictoire qui lui apparaît impossible à surmonter (peut-être l’est-elle d’ailleurs). Faire réussir tous les élèves dans une classe nombreuse et très hétérogène, faire le programme coûte que coûte. Comment échapper à sa condition ? Certains choisissent l’indifférence et y réussissent parfois remarquablement. C’est une forme de protection assez répandue. D’autres reportent l’entière responsabilité sur l’élève – après tout c’est à l’élève de travailler davantage -, la famille – ne devrait-elle pas surveiller davantage le travail des enfants -, le système éducatif qui laisse accumuler le retard sans rien faire. Cependant, tous n’y arrivent pas.  Ils doivent faire des compromis. Ce n’est pas facile de faire des compromis. Elle aussi est prisonnière de cette réussite qui ne se place que dans l’excellence. Elle voudrait obtenir cette excellence qu’elle ne retrouve pourtant que chez un seul de ses élèves. Trop peu pour la rassurer. Changer ses pratiques ? Encore faudrait-il qu’elle s’en donne l’autorisation. Qu’on lui en donne l’autorisation. Insécurisée de ne pouvoir « réussir » / faire réussir ses élèves », elle imagine encore moins de désorganiser ses pratiques d’enseignante. Ancrer quelque chose qui présenterait un risque d’échapper à son contrôle. Elle contrôle la classe, les programmes. Elle cherche à être irréprochable du point de vue institutionnelle. Elle aussi est sous surveillance. Pas de vague, pas de bruit. Stratégie de camouflage. Ne pas être vue comme impuissante aux yeux de ceux qui vous regardent. Des comportements refuges qui l’éloignent de plus en plus de l’élève, de ce qu’il est, de ce qu’il vit. 

Gagner un point… c’est tout

Nous sommes en badminton. Un certain nombre de situations ont été travaillées avec des groupes mixtes, chacun constitué avec des élèves aux niveaux hétérogènes. Les élèves disputent des matches les uns avec les autres dans le cadre d’un championnat qui se déroule tout le long du cycle. Certes, les niveaux sont très différents, mais chacun doit profiter de l’expertise des autres. Il y aura des matches inégaux. Et d’un autre côté, certains autres le seront moins. Il s’agit de se rendre compte que, quel que soit le niveau d’opposition, il est toujours possible d’apprendre quelque chose de l’autre, à l’autre, par l’autre, sur soi. C’est une volonté que j’ai exprimée aux élèves et qui martèle mon discours au fil des séances. Il s’agit, pour les « meilleurs » (mot que je n’utilise jamais, lui préférant la paraphrase « celui qui a plus d’expertise ») d’accepter de jouer malgré les différences de niveau. Il s’agit, pour les autres, de franchir les réticences et oser jouer (pour autre chose que « la gagne »). Après chaque match une poignée de main en se regardant constitue le rituel. Les scores sont inscrits par les élèves sur un grand tableau récapitulatif de l’ensemble des résultats de toute la classe. Difficile ainsi d’isoler l’un plus que l’autre. Je m’aperçois qu’un des garçons est très en colère. Je l’interroge. « J’ai encore perdu, c’est nul. J’ai perdu tous mes matches ». « As-tu marqué des points ? » je lui demande aussitôt. « Oui mais j’ai quand même perdu mes matches ». Et il s’en va sans que je puisse poursuivre mon questionnement dont j’espérais qu’il l’amènerait progressivement à une autre réalité que la seule défaite. Celle de chaque point marqué qui est déjà une victoire, celle des échanges qui durent longtemps parce que l’on défend bien et qui sont  eux aussi des victoires en soi. Ce n’est pas la première fois que je me heurte à ce type de réaction. Et malgré mes efforts pour renverser la tendance, je suis en face d’un processus difficile à interrompre. C’est comme si une loi semblait dicter leur représentation. Quelle est cette loi qui semble régir les représentations des élèves dès qu’il s’agit de « réussir ». Une sorte de loi du  tout ou rien où seul le gagnant réussit. La réussite n’est que là, dans le gagner. Une sorte d’achèvement dépouillé de tout sens de la mesure. Ou plutôt si, un seul, celui de la victoire. En dehors d’elle, point de salut semblait me crier cet élève. L’enfer. Gagner c’est ça l’excellence ! Une norme qui semble si terriblement ancrée qu’elle ne pourrait ne laisser que peu de place à d’autres façons de réagir. Une norme bien effrayante si l’on en juge par sa capacité à emprisonner chacun dans un statut réducteur et l’empêcher à s’ouvrir vers d’autres sentiments.  

Se taire sans se dire

Avec la même classe, très tôt dans l’année scolaire. Nous faisons un cercle de communication pour tous nous voir et rompre avec l’organisation frontale ou l’échange se limite à un va et vient entre l’enseignant et les élèves. Au début, les élèves sont surpris. C’est étrange. J’explique. Il s’agit de faire partager à l’ensemble du groupe. Voilà quelques semaines que le rituel est bien installé. J’ouvre par une question « quelqu’un peut-il partager la façon dont il a vécu la situation travaillée ? Peut-il nous apprendre quelque chose sur ce que cela a mobilisé chez lui ou chez les autres ? »  Silence. Long silence que je n’interromps pas. Les toutes premières fois que j’ai posé ces questions, j’ai observé l’air totalement médusé des élèves. J’avais l’impression que mes questions étaient déplacées. Qu’elles n’avaient pas leur place.  Ces élèves avaient des choses à m’apprendre et pourtant le silence régnait. Je ne forçais pas les interventions. Au fil des semaines, j’obtenais des témoignages qui me faisaient dire que ces élèves avaient des ressources pour observer, analyser, prendre de la distance. Simplement, peut-être (?), n’avaient-elles pas ou peu été sollicitées. Et puis, chacun sait que parler en public ce n’est pas évident. Malgré une attitude bienveillante cultivée par des rituels institués, (re)connus et pratiqués (rester en silence, bâton de parole, précaution oratoire, pas de jugement de valeur sur ce qui avait été dit, reformulation de ma part,) je constatais toujours la même réticence à parler.  Qu’est-ce qui entravait la parole ? À quoi résistait-on ? Le contexte ne pouvait seul être mis en cause.  Ici encore c’est l’excellence qui sournoisement joue son rôle d’empêcheur. S’exprimer n’est pas en soi une « bonne » chose. Cela ne suffit pas. Loin s’en faut. Il faut dire quelque chose qui vaille le coup d’être dit. Que l’on juge digne de valeur. Une valeur qui rencontre les critères d’excellence. J’ai appris, qu’une simple parole, une bonne parole ne suffit pas. Elle doit sortir de l’ordinaire, être excellente, non discutable. S’accompagner du sceau imaginaire de l’excellence ou de la perfection. En dehors de cela il y a un risque pour celui qui s’aventure, celui de se tromper. Et voilà que la parole est, elle aussi, confisquée – interdite -  comme l’avait été après l’acte d’oser faire. J’ai appris que sept mois – mais simplement deux heures par semaine - ne peuvent venir à bout du reste, de ce que les élèves vivent en dehors, dans les autres cours, mais aussi dans leur famille, peut-être, en société (sûrement).

N’entendre que ce que l’on connaît, ne faire que ce qui est dit

Je suis avec une classe de seconde européenne. C’est la troisième fois que je les ai en acrosport. Ils sont réunis dans la petite salle où nous allons pratiquer. Il y a des petits groupes qui se sont constitués. Je ne dis rien. Je reste droit, silencieux. Quelques élèves, des filles, se sont spontanément mises devant moi. Elles attendent. Du temps se passe et rien ne se passe. Je demande « rassemblement » d’une voie qui volontairement, ne peut porter partout dans la salle. Peu d’effets. Les élèves sont encore absorbés à discuter entre eux. J’élève la voix d’un « rassemblement » plus tonique. Quelques élèves tournent la tête mais ne voyant rien venir d’autre (ou dit) replongent dans leur conversation. Cette fois le « rassemblement » est dit d’une voix forte. Rien n’y fait. Finalement, je décide de changer de lexique. Je redescends d’un cran l’intensité. Un peu identique à mon premier appel. Un simple « asseyez-vous » et là, en un rien de temps, tous se rassemblent et s’assoient. Magie ? Nous faisons notre cercle de communication ; un cercle où chacun peut se voir et s’entendre. « Vous n’avez pas entendu rassemblement, mais vous avez écouté asseyez-vous. Cette demande vous a suivi toute votre scolarité et cela a fini par vous rendre sourd sur le reste. Vous étiez dans l’attente de quelque chose que vous connaissiez, sans rester en contact avec ce qui se passait » leur dis-je sur un ton très tranquille. Je poursuis : « Vous attendiez un niveau sonore plus élevé, un signal d’alerte. Sans doute c’est ce qui explique que vous n’ayez pas installé les tapis de sol quand vous êtes entrés dans la salle. Vous attendiez que je vous le dise. J’aurais apprécié que chacun de vous prenne une initiative – cette initiative ». Silence, puis une élève me dit calmement : « Mais à chaque fois qu’on prend une initiative, les profs sont pas contents ». Je comprends alors combien l’acte est tellement sous surveillance et peu ou mal accueilli qu’il finit par ne plus être du tout. Il est si encadré et si cadré qu’il finit par disparaître totalement, étouffé par la crainte d’être une faute, un mauvais choix. Tout sauf cela. Comment remettre du statut à l’initiative, à l’acte d’oser ? Je m’interroge intérieurement et fini par répondre « c’est vrai que, parfois, une initiative peut surprendre et ne pas correspondre à ce que l’autre attend. Cependant, il vous reste l’essentiel, la possibilité de prendre l’initiative de demander à prendre l’initiative. Je ne crois pas que j’aurais accueilli autrement que favorablement votre initiative ». Jusqu’où puis-je laisser l’autre prendre des initiatives, faire des choix. Je suis interpellé. Ces élèves de 15 ans, ont appris à se soumettre aux règles de fonctionnement à tel point que leur spontanéité s’est soumise.  Où sont leurs ressources d’oser, de créer, de découvrir qu’ils pouvaient faire autrement sans que cela leur soit dicté par un autre. Ils se sont coupés d’eux-mêmes. Est-ce ainsi que l’école désire les voir devenir ? 

Le nulle part

Je remplace un collègue en vitesse. C’est la première fois que j’ai cette classe. Je ne connais aucun élève. Je fais l’appel. Pas de contestation, pas d’opposition verbalisée. Des sourires. Cela va de soi. Après un échauffement où tout le monde suit dans la bonne humeur partagée, nous travaillons les départs debout avec chronomètre sur 20 mètres . Il s’agit de sentir ce déséquilibre avant qui finira par vous faire partir. Chacun part quand il le désire. Quatre couloirs sont disponibles avec pour chacun un chronométreur autonome. Une première course dans mon couloir ; je donne le temps, l’élève me regarde et me dit « c’est nul ». Je suis surpris. C’est sa première course. « Nul par rapport à quoi ? » je lui demande. Pas de réponse et il s’en va. Puis c’est un autre élève qui me dit la même chose « nul ». Un troisième vient me voir « est-ce que c’est mal de faire un temps bien supérieur maintenant ? ». Nul et mal occupe leur discours. J’ai beau leur préciser que le temps n’est qu’une information, un point de départ et un repère personnel pour la suite. Cette classe d’information est immédiatement traitée sous l’angle de la comparaison… aux autres et porte le poids d’un jugement de valeur « disqualifiant ». Durant cette séance, personne ne viendra me dire « je peux faire mieux ; c’est déjà un début ; que puis-je faire à présent pour faire différemment ? ». Je finis par leur demander de supprimer momentanément de leur discours de séance mal et nul. 

Tout est dit

 Classe de terminale S, 1ère séance, deuxième cycle. Après avoir travaillé en petits groupes des situations d’apprentissage, c’est le moment de jouer un match. « Faites trois équipes », je lance à la volée. Moment de flottement que je perçois. Le groupe est là, mais rien ne se passe. J’attends et j’observe en silence sans bouger tout près. Une, deux, trois, quatre minutes s’écoulent. Certains ne disent rien, le regard ailleurs. D’autres, peu, sont là à me fixer dans une attitude d’attente. D’autres, encore, jouent avec un ballon ou discutent entre eux. « Quand est-ce qu’on joue ? » je finis par entendre. « Pour jouer il faut des équipes. Faites les équipes ? » je réponds sans impatience. Toujours rien. Je finis par me dire que c’est une tâche qu’ils n’ont jamais eue ! Non, serait-ce possible, des terminales en fin de parcours de secondaire ? D’autres hypothèses traversent mon esprit. Serait-ce ma consigne qui est trop « vague » parce qu’elle s’adresse au groupe et non à des élèves désignés pour endosser la responsabilité de choisir ? Serait-ce mon style non directif que j’adopte en rupture avec ce qui s’est passé avant, durant la séance, où tout ce qui touchait à l’organisation et au fonctionnement du groupe classe était dit, (dé)montré, bref « animé ». Huit minutes se sont écoulées. Je finis par désigner trois élèves. Cela devrait aller maintenant ? Pas encore et toujours rien. Ils n’attendent quand même pas que je leur dise qu’ils peuvent commencer à choisir ? Je n’y crois pas, mais je n’en sais finalement rien. Alors, je leur fais savoir qu’ils peuvent commencer à choisir. Douze minutes de passées. Les choses s’accélèrent. Les équipes sont constituées et puis, de nouveau, un flottement. La dynamique se ralentit. Les élèves sont là à attendre. Qu’attendent-ils ? En première analyse, je comprends qu’ils sont encore dans une attitude d’attente pour une autorisation. Jusqu’où cela peut-il aller ? Ça y est. Les trois équipes sont désignées, chacune avec des maillots et deux d’entre-elles sont sur le terrain. Elles attendent… et je leur dis, « vous n’avez surtout pas mon autorisation pour commencer ». Injonction qui les surprend et met la touche finale à vingt-trois d’un scénario quasi surréaliste si je n’avais eu l’occasion de le voir se reproduire. Il m’a fallu du temps avant que mes élèves cessent d’attendre que chacun des moments de leur séjour en cours ne soit constamment scandé. D’aucuns y verraient du confort dans ce qui semble de l’obéissance à l’injonction : fais ce que je te dis de faire et rien d’autre. Rassurant du côté de celui qui obéit car il ne « risque » pas de commettre une erreur par rapport à « ce qui devrait être », c’est-à-dire ce qu’on lui dit. Rassurant du côté de l’enseignant (de l’institution) sur le plan de la gestion d’une classe qui autorise un contrôle sans incertitude et sans risque de « débordement ». Mais au combien inquiétant s’il s’agit de développer le sens de l’initiative, la recherche d’une attitude proactive envers son environnement, redonner une véritable place à la personne.  

S’asseoir devant une table

C’est l’heure de la récréation. Je suis dans le gymnase. Deux élèves s’assoient devant la table où, dix minutes plus tard, leur enseignant fera l’appel. Ils sont là, silencieux. Surprenant. Je m’aventure à les questionner. « Je me demandais si vous vous étiez assis parce que vous vous sentiez fatigués ou parce que votre professeur vous le demandera ? ». Les élèves me regardent. À l’expression de leur visage, ma question me semble les étonner. J’ai ce sentiment qu’elle n’a lieu d’être posée. Ils ne me répondent pas. Encore et toujours ce silence qui, au fil de l’année, occupe de plus en plus de place. Au regard de mon expérience présente, peut-être n’avaient-ils jamais pensé qu’il était possible d’interroger ce qui leur avait toujours paru si naturel. Ou bien, avaient-ils bien une réponse à m’offrir, mais n’osaient pas le faire partager. Au cas où cela aurait été une « mauvaise » réponse ou bien une qui puisse déranger l’enseignant et qui, finalement, se serait retourné contre eux ? Je n’ai pas de réponse, juste des hypothèses. Mais dans l’instant précis, celui qui a suivi ma question, j’ai eu ce terrible sentiment que je n’avais pas en face de moi des personnes mais de simples automates, qui n’agiraient pas tant que je n’aurais pas appuyé sur le bon bouton. Et, en même temps, des personnes n’existant qu’à travers ce que l’institution les autorisait à faire, sans jamais questionner ce qu’ils étaient vraiment et de la façon dont ils le vivaient. J’ai été plongé dans l’anonymat de l’autre.

Je pourrais continuer à décliner d’autres situations, d’autres moments vécus qui ont traversé ma vie professionnelle dans cet espace de vie qu’est ce Lycée. À présent, je suis sûr d’un certain nombre de choses.

Du côté de l’enseignant ?

Du côté de l’enseignant, les programmes. Ne pas le faire c’est ne pas répondre à une première injonction institutionnelle – les bulletins officiels. C’est donc prendre un « risque » réel d’être hors la loi. C’est ne pas faire ce qu’on lui dit de faire et voir sa crédibilité attaquée par les parents, les élèves, sa hiérarchie… dans un climat qu’il envisage de plus en plus procédurier. Au final, est-ce supportable ? Alors, le faire coûte que coûte ? C’est accepter d’être dans le berceau de l’illusion qu’en agissant ainsi il a transformé l’élève et lui a permis d’avancer. C’est adhérer à la croyance que boucler le programme suffit pour que les élèves le connaissent, le maîtrise. Il y a des enseignants qui le pensent sincèrement. Mais plus nombreux sont ceux qui ne sont pas dupes ? Ceux-là se résignent ; très peu s’écartent. Ce n’est pas l’envie qui leur manque mais ils sont empêchés par une pression qui accentue leur propre insécurité intérieure. Ils ne peuvent oser se risquer à sortir de ce qui doit être. Même s’ils savent que le prix à payer sera lourd pour ceux et celles qui ne sont pas capables de suivre, toujours plus nombreux dans des classes de plus en plus hétérogènes. Ils ne peuvent plus naviguer entre les deux extrémités des dilemmes qui leur sont imposés : entre ne pas faire les programmes et faire tout le programme, entre ne pas faire réussir les élèves et les faire tous réussir.

Car une autre injonction à deux faces pèse lourdement sur l’enseignant. Il doit non seulement faire réussir les élèves mais tous les élèves. La réussite de tous doit être au RV. Et puisque cela est annoncé, écrit, publié, demandé, alors cela peut être réalisable finit-il par croire prisonnier d’un processus de construction de croyance où l’équivalence logique  - parce que… alors… - impose sa loi. L’échec n’est pas permis. D’autant plus, que l’échec est vécu comme intolérable parce qu’il ramène sans cesse l’enseignant à la croyance qu’il ne fait pas « bien » les choses. Et de conclure que ce qu’il fait est « mal » et qu’il est « nul ».  Tout mais pas cela.

Que fait l’enseignant subissant cette injonction de réussite qui, elle-même, se heurte à celle de boucler un programme dans un contexte où il réalise le caractère impossible de sa tâche. Il résiste ? La plupart du temps en silence et de façon anonyme. À quoi ? À la croissance d’un état interne d’insécurité déjà élevé qui finit par devenir si difficile à supporter que c’est sa capacité même d’enseignant qui est touchée et s’effondre. Comment faire « réussir » 35 élèves, c’est-à-dire les faire tous très bien réussir ? Envisager que cela ne soit pas possible est inacceptable si l’on en juge par les pressions qu’exerce l’institution pour combattre cette possibilité. Et ceci même si la réalité du terrain rend, au fil du temps, l’impossible concevable.

Serait-il prêt à reconsidérer son organisation pédagogique alors que l’idée même de repenser la classe (travail en petits groupes, prise en charge des « moins experts »  par les plus « doués », mise entre parenthèses – provisoirement - du programme pour reprendre les bases…) risque (encore un) de le plonger dans une insécurité encore plus forte : celle de l’inconnu et des interrogations sans réponse toute faite. Il faudrait se démarquer de ce qu’il a appris, des autres, de la norme, se risquer vers d’autres territoires, s’exposer peut-être aux critiques de sa hiérarchie qui ne comprendrait pas ou y verrait-elle aussi du danger. Elle serait coûteuse en énergie et sans garantie. D’autant plus qu’il n’envisage pas de s’inscrire dans du long ou simplement du moyen terme. D’autant plus qu’il s’est mis en tête que seul ce qui devait très bien réussir méritait d’être réalisé, tenté. En a-t-il la force, le courage, les ressources, sans un socle intérieur habité par suffisamment de sécurité pour alimenter une dynamique de transformation ? J’ai pu observer combien il m’était difficile d’avoir une vraie conversation et une écoute non crispée de mon interlocuteur dès que je m’avançais à parler des travaux de recherche applicables à l’éducation. Comme si ouvrir des horizons nouveaux représentait un danger. Danger de quoi, danger pour qui ?  Traduisant, pour moi, cette présence d’une insécurité intérieure bloquante. Comme si toute perspective de changement d’opinion renvoyait la personne à une dépossession et un appauvrissement de ce qu’elle était.

Au final, c’est humain, il s’agit vite de reprendre les reines du contrôle et se sortir du sentiment d’impuissance. Il s’agit de se donner l’illusion que tout est sous contrôle et de se rassurer. Il s’agit de préserver, contre vent et marée, cette possibilité de se sentir un « bon » enseignant en s’agrippant de toutes ses forces aux bouées de sauvetage disponibles. En bouclant le programme, en suivant les rails, en fermant les yeux sur ceux et celles qui ne pourront pas suivre, pire, en se créant ou en adhérant des croyances refuges. Ainsi, si tous ne réussissent pas dans l’excellence si certains restent moyens, si d’autres échouent et sont exclus, ce n’est pas de leur faute. C’est le système qui a permis que l’on fasse passer un élève qui n’en avait pas le niveau. Ou bien, au contraire, c’est entièrement « la faute de l’élève qui ne travaille pas assez », phrase fourre-tout si fréquente et si ancrée dans le discours de l’école qu’elle prend un caractère de vérité omnisciente. Rarement des positions intermédiaires viennent bousculer ses représentations. On surfe sur des extrêmes où la complexité reste dehors. Uniformisation des discours et extrémisme de points de vue sont des indicateurs puissants qui reflètent l’état d’insécurité intérieure dans lequel sont plongés ceux et celles dont la mission est justement de rassurer.

L’enseignant craint de ne pas répondre aux exigences de l’école et se sent très insécurisé dans un contexte qui attise ses peurs. Il ne possède pas de marge suffisante pour prendre du recul et finit par être englué dans ses propres convictions et contradictions qu’il subit du système. Il fait des compromis… douloureux… pas seulement pour lui.

Du côté de l’élève ?

Et l’élève dans tout cela.  Il sait qu’il éprouve des difficultés et ne sait pas comment faire autrement qu’il a toujours appris… et qui n’a toujours pas réussi. Réussir ne signifie pour lui rien d’autre que très bien réussir. C’est avoir des bonnes notes. Choses qu’il n’a pas. Il vit dans un contexte où il ne représente plus que les notes aux yeux du système. Se sent-il perçu par les autres acteurs comme autres choses qu’un relevé de notes ? Ces mêmes acteurs agissent-ils pour qu’il n’en soit pas ainsi ? Il devient ce qu’il a, dans un mode avoir de relation au monde. Et comme il n’a rien, il n’est rien. L’enseignant ne peut rien pour lui car lui-même trop insécurisé pour amorcer - à travers ce qu’il est et ce qu’il propose – des transformations qui permettraient à l’élève d’être autrement. L’élève vit dans le climat délétère de crainte de ne pas être à la hauteur – comme l’enseignant. Il est encore plus effrayé à l’idée que certains de ses actes, ses gestes, ne répondent pas à cette excellence. C’est comme s’il se sentait épié par chacun. Peur que sa « faiblesse » ne soit prétexte à des moqueries. Alors, il se réfugie dans l’anonymat et dans des comportements de fuite ou de refuge avec lesquels il sera sûr de limiter les dégâts. Il se tait, n’ose plus prendre la parole, même (surtout !) s’il n’a pas compris, de crainte que son incompréhension soit démasquée, qu’il se retrouve seul face à son impuissance. Ce faisant, il contribue à se maintenir dans son incompréhension. Il ne tente plus rien, il subit, se soumet. Et l’enseignant de conclure que ses élèves ne sont pas motivés, ne posent pas de questions, ne rattraperont jamais le niveau qu’il leur faut atteindre (celui de l’excellence). 

Que faire… pour permettre à chacun de poursuivre son chemin ?

Celui qui sait qu’il ne pourra pas répondre à l’injonction non seulement de réussir mais de très bien réussir, comment peut-il malgré tout poursuivre son chemin. Comment transformer un petit pas en une grande victoire qui l’inciterait à continuer plus en avant ? Comment sortir de la logique si fréquemment verbaliser du « c’est nul / mal » en un « c’est déjà un début / beaucoup » ; un « tout ce qui sera en plus est un mieux » ? Comment ne pas (faire) emprunter le chemin qui paralyse le processus d’agir, d’oser ? Comment ne pas / plus être contaminé par la croyance qu’en deçà du très bien point de salut, point de valeur.

Comment redonner de la confiance, de l’estime, de la sécurité intérieure pour redémarrer et poser l’acte d’oser comme prioritaire sur le reste ? Comme faire pour que l’erreur ne porte plus le sceau de l’infamie mais redevienne simplement une étape comme une autre, importante pour continuer à agir et se transformer. Comment remettre sur scène ce « par essais et par erreurs » pour tous ceux qui devront l’accueillir non comme une maladie, un échec de sa pratique, mais une information, un point de départ ? Nul ne peut ni ne doit échapper à ces interrogations, aucun membre de la communauté scolaire.

     Donner l’autorisation de ne par réussir… / donner un autre contenu mot réussir

Il ne s’agit plus ici de rechercher la « réussite » mais de lui donner un autre contenu. Pour cela, il faut concrètement changer le regard, cesser les attitudes de disqualifications, les jugements de valeur négatifs, de verser dans des stéréotypes tranchés. Il faut, au contraire, explorer les progrès dans les zones de fragilité, redonner de l’humilité au système, combattre le sentiment de toute puissance – absurde - qui veut que tous nous soyons entièrement maître de notre destin. Simplification facile, discours terrorisant (terroriste), car si ce destin n’est pas au RV vers qui se tourner, vers qui demander pour retrouver le chemin d’oser ? Il est toujours et encore possible d’agir autrement. Encore faut-il le vouloir, le pouvoir, le savoir, y croire. Encore faut-il réinscrire la complexité et ne plus céder aux  raccourcis de pensées ou d’opinions faussement sécurisant. Encore faut-il travailler sur une autre vision de ce qu’est un processus de réussite. Et qu’il soit légitimé. Sinon, que de pressions et… déceptions.

     Séparer réussir et très bien réussir r

Il s’agit de cesser de véhiculer l’idée que la réussite ne se situe qu’au sommet de la réussite. Le mérite se situe à tous les étages.

     Donner du temps au temps

Il s’agit de travailler sur du long terme. Offrir du regard porté sur l’autre. De la circularité, de la transparence, du respect, c'est-à-dire une écoute pleine, ouverte, qui se sente accueillie. Pas forcément partagée mais accueillie et considérée. Mais pour cela il faut qu’il y ait des lieux, du temps et une communauté de partage. Il faut avancer à son rythme, non au rythme du programme mais à celui de ceux et celles qui nous sont confiés. Il faut que les élèves puissent percevoir qu’ils ont du temps devant eux.

     Lutter contre l’illusion de la toute puissance

Il s’agit de sortir de ce sentiment que vous n’êtes (considéré) qu’à travers des représentations réductrices qui vous échappent en même temps qu’elles vous enferment. Il faudrait que la confiance habite chacun d’entre nous. Que cette confiance ne se nourrice pas de l’illusion de la toute puissance qui nous fait croire que de nous seul dépend la réussite pour/de l’élève, pour/de l’enseignant, pour/de chaque acteurs de la communauté scolaire.

Cesser de considérer la situation de non-réussite comme un échec et vouloir - par un mécanisme défensif de projection - reporter l’entière responsabilité sur l’autre. Peut-être qu’ainsi disparaîtrait cette volonté de relier mécaniquement bons ou mauvais résultats au seul travail fourni de l’élève (discours permanent qui hante tous les conseils de classe auxquels  j’ai pu assister depuis 23 ans).  Sinon, en agissant ainsi, en pensant ainsi, nous assistons (aidons) au maintien à la fois d’une déresponsabilisation de l’enseignant et d’une culpabilité chez l’autre, l’élève. Où placer sa part de responsabilité ?

S’il est primordial d’accepter profondément que rien ne dépend exclusivement de soi, il convient tout autant de dégager la part qui nous revient sans culpabilisation. Rester concerné sans être coupable ou disqualifié pour ne pas s’effondrer ensuite quand la réussite n’est pas là, au RV. Responsable mais simplement en partie et surtout pas coupable.

La réussite doit être pensée en termes de processus dynamiques et dynamisant toujours actifs dans le sujet pour lui permettre de continuer à agir. Non en termes réducteurs de résultats ou de notes. 

Où placer, avec humilité, sa part de responsabilité sans que cela ne devienne un fardeau ? Que pouvons-nous faire, à notre niveau, avec l’aide de l’autre. Ces questions méritent d’être toujours et constamment posées. En aucun cas culpabilité, crainte, désir de s’échapper pour se protéger, déresponsabilisation, doivent nous couper de l’autre si nous voulons avancer.

     Sortir du cadre sans perdre de vue

Un cycle dure sept semaines et pourtant au bout de cinq vous sentez que quelque chose s’est perdu ou au contraire a abouti. Pourquoi cette volonté de poursuivre à tout prix ? Parce que nous sommes habités par la conviction qu’arrêtée en cours de route c’est échouer. Ce que tu as débuté, tu le termineras. Il ne s’agit pas d’abandonner mais simplement de lâcher prise sans perdre de vue.

     Donner de l’écoute à l’autre et résister à sa propre peur de ne pas être à la hauteur

Un collègue me racontait que lors de sa dernière inspection, l’inspecteur lui avait fait remarquer – d’une façon très satisfaisante -, que sur une heure de séance, les élèves avaient été 50 minutes en activité. Je suis au contraire inquiet car l’activité d’échange, de partage, qui seule peut permettre de mettre de la distance sur sa pratique, faire travailler sa capacité de réflexion, sa réflexivité, ne semble plus avoir droit ni place. Oui, les élèves bougent, ils ont été dans et en activité. Mais comment l’ont-ils vraiment et essentiellement vécue ? Silencieusement. Qu’ont-ils ressenti, extrait de l’agitation, sur eux-mêmes, sur les autres, sur ce que l’institution leur demandait de faire et à laquelle ils ont répondu. Non, on se centre sur l’activité et non sur celui qui l’exerce, l’être. Ne s’en éloignerait-on pas davantage, d’ailleurs ? Où est-il cet élève qui se fond dans le groupe. L’être, c’est le groupe. Et c’est à ce dernier que l’enseignant s’adresse comme si chacun des éléments qui le constituent réagissait de façon identique à une parole unique. Le travail de l’enseignant devient de la simple gestion de groupe grâce et dans l’activité. Se rend-il compte qu’il finit par faire de l’impersonnel, du mécanique, de l’ennuyeux, de la dépersonnalisation. L’élève est dépersonnalisé à travers la parole anonyme et absente du groupe. Combien d’enseignants ne finissent-ils pas par être persuadés, qu’en fin de compte, c’est la meilleure façon d’agir. Un symptôme pour accréditer cela ? La litanie des alibis courants sans cesse renouvelée : « Elèves trop nombreux ; comment consacrer du temps à parler d’autres choses que de contenus de cours… et le programme à terminer ? Et puis, je ne suis pas formé à cela, je ne suis qu’un enseignant…chacun ? Comment bouger des chaises des tables avec une heure ? … ».  

    Sortir de l’emprise des lois du tout ou rien et du tout, tout de suite tout le temps, avec tout le monde

Il faudrait que chaque acteur prenne conscience qu’il voyage sans escale possible entre deux extrêmes contradictoires.  Cette surprenante loi du tout ou rien qui veut que si la réussite n’est pas là alors c’est l’échec et qui décrète que la responsabilité est forcément entièrement chez soi ou chez l’autre est toute puissante.  Pour sortir de cette vision manichéenne, il faut (se) donner la permission de penser autrement dans la perspective d’agir autrement. 

Quant au tout, tout de suite, tout le temps, avec tout le monde, elle règne de façon omnipotence sur nos décisions d’agir. Très peu y échappent, qu’ils soient ou non adultes. Elle semble constituer le saint Graal, une sorte de perfection à rechercher avec constance et détermination. Au point de renoncer à une autre quête faite de petits rien, de petits pas. On renonce à conserver la possibilité du simplement satisfaisant, à l’idée du c’est déjà un commencement. Cet idéal conserve un énorme pouvoir de séduction même chez ceux et celles qui ne sont pas dupes sur son caractère d’inaccessibilité. Est-on bien sûr qu’en voulant mener de front chaque tout, coûte que coûte, nous ne favorisons pas la mise en place de processus d’uniformisation et de sélection d’où seule une toute petite partie en sortira indemne. Quant à la grande majorité, continuera-t-elle inexorablement d’être oubliée, voire broyée.

     Lâcher prise sur la réussite pour réussir autrement

Que faudrait-il alors pour sortir de cet engrenage sans fin ? Sans doute que l’adulte comme l’enfant accepte / intègre la possibilité d’une réussite qui n’y se repère ni se juge sur l’excellence. Que cette réussite puisse se percevoir dans chaque petit pas accompli. Sans doute qu’ils entendent la « non-réussite » (qui n’est pas l’échec) comme quelque chose de concevable, acceptable « provisoirement » et non sur du court terme. En acceptant de lâcher prise sur cette réussite à tout pris alors il devient possible pour l’enseignant de regarder l’élève là où il en est et commencer à construire avec lui quelque chose qui le transformera et le mènera un peu plus loin de là où il se trouve.  Ainsi, paradoxalement, accepter la non-réussite chez l’autre c’est lui entrouvrir les portes d’un début de réussite.

Au final, est-il osé de d’avancer à l’idée que l’ensemble de la communauté éducative doit apprendre à regarder « l’échec » autrement, non comme un échec personnel mais comme un point de départ d’où tout devient possible. Cela est vrai pour l’enseignant vis-à-vis de ses élèves. Cela est vrai aussi du chef d’établissement vis-à-vis des autres personnels.

Conclusion provisoire : donner de l’autorisation et produire de la sécurité

Le travail intérieur de remodélisation de la réussite n’est possible que s’il existe à la fois une véritable prise de conscience, une volonté de transformation, et un capital de sécurité intérieure suffisant pour faire le pas, s’autoriser à…

Le jeune est le plus vulnérable mais aussi le plus influençable. Il subit de plein fouet l’influence des adultes. C’est à ces derniers qu’il faut concentrer son attention. L’institution par le relais de ces textes officiels, et ses opérateurs (les inspecteurs) devrait apporter plus de sécurité et de souplesse. Elle devrait clairement donner et de façon concrète l’autorisation d’accorder un autre statut à la réussite et à la non-réussite. Elle devrait autoriser et encourager la mise en place d’une politique de bienveillance et d’écoute vis-à-vis de tous ceux et celles qui participent au fonctionnement des établissements scolaires. L’enjeu est qu’une véritable circulation et transparence de ce que les acteurs pensent et surtout vivent puisse se réaliser à travers l’existence d’une dynamique relationnelle protectrice et respectueuse de chacun. Cela est loin d’être chose aisée (cf. mon travail sur les relations interpersonnelles au sein d’un établissement) et cependant possible… petit à petit.

Il faut que puisse se banaliser et encourager le dialogue démocratique et la (re)connaissance de l’autre pour sortir des craintes et des représentations erronées.  Des instances existent, mais elles ne fonctionnent pas et sont insuffisantes. Il ne suffit pas de réunir des personnes ensemble pour qu’elles puissent avoir un véritable dialogue. Faute du climat d’insécurité intérieure trop important, les acteurs arrivent même à ne plus vouloir dire les choses, oser. Du temps, de la reconnaissance, des autorisations, d’autres contenus à certaines valeurs… Tout reste à faire.